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Michel Rocard

 « Partage du travail ? Il y a du boulot ! »

L'homme politique Michel Rocard vient de disparaître à l'âge de 85 ans, le 2 juillet 2016. En 1997, je faisais des interviews dans l'hebdomadaire « Média Pub ». C'est à cette occasion que j'ai pu rencontrer Michel Rocard qui venait de publier « Les Moyens d'en sortir » (Éditions Le Seuil). Un ouvrage qui parlait notamment des 35 heures bien avant son application. 

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Ce vendredi 21 février 1997, je débarque dans l'appart' tenant lieu de bureau à l'ancien Premier Ministre, Michel Rocard. Homme politique de premier plan, il a publié récemment : "Les Moyens d'en sortir" (Editions du Seuil), traduction : "Mes propositions contre le chômage".

Je suis encore étonné qu'il ait accepté de s'exprimer dans le journal gratuit "Média Pub", un vrai scoop!  Puisque jamais un homme politique n'avait daigné s'adresser aussi directement à l'homme de la rue, comme vous et moi. Seulement, il ne suffit pas d'avoir le rencard, encore faut-il ne pas tomber dans le piège politicard. Alors, je me suis mis au boulot. Au lieu de chercher à savoir qui est responsable du chômage, est-ce la gauche, la droite ? J'ai évité les questions sur le passé et essayé de refléter les préoccupations du citoyen qui se demande si on ne va pas droit dans le mur… Ma seule inquiétude était de savoir si j'allais tenir la route, face à Rocard. Il a la réputation de parler vite et les mauvaises langues disent parfois : on ne comprend rien à ce qu'il raconte dès qu'il s'exprime à la T.V… Dès les premières phrases de l'entretien, il parle posément. Ouf ! Je respire…. Mais Rocard, c'est aussi un économiste… Bref, c'est ma première interview dans le domaine politique, autant dire que c'est du costaud.

Votre livre : est-ce le moyen d'en sortir en limitant la "casse" sociale ?

Michel Rocard : Oui ! C'est pour limiter le chômage et tout ce qui s'y connecte, c'est-à-dire la précarité et les situations dramatiques auxquelles les gens sont acculés. Certains sombrent dans l'alcoolisme, la drogue. Le problème, est-ce qu'on peut éviter que le boulot disparaisse ? Je crois que oui. Le livre essaie de le décrire.

Selon vous, le mot "crise" c'est du passé, mais le chamboulement de notre société en matière de travail est à venir. Votre constat ne risque-t-il pas de désorienter l'opinion publique ?

M.R : Non, c'est juste une affaire de mots… Le mot "crise" vient du vocabulaire médical et, dans toute maladie, ce mot décrit le moment où "le malade meurt ou guérit". Le mot crise implique qu'on ait une idée de la guérison. C'est le fait de revenir à un état normal, connu, qu'on appelle la santé. Ce qui se passe dans les rapports de l'humanité actuelle de nos pays développés avec le travail est d'une toute autre nature, c'est un changement définitif. On ne trouvera plus la même chose. C'est-à-dire du boulot pour tout le monde à 40/48h par semaine, ça, c'est bel et bien fini. Ce qui désoriente les gens, c'est ce qui se passe et non la manière dont ça se passe.

Comment changer les mentalités, quand la plupart des gens estiment que le travail est une véritable corvée alors que, pour d'autres, c'est une raison de vivre ?

M.R : D'abord, il y a toujours un peu des deux. Même pour ceux dont c'est la raison de vivre, c'est quand même une corvée. Les raisons de vivre, on les passe aussi bien en week-end, en balade, à faire du bateau, de l'alpinisme ou en faisant de la musique pour ceux qui aiment ça. On est tous partagés : raison de vivre et corvée. Les gens sont dans des situations très différentes selon qu'ils s'intéressent ou non à leur travail. En gros, 90% des gens dans notre société reconnaissent, dans les sondages, que le travail qu'ils font ne les intéresse pas.

10% qui ne sont pas malheureux au boulot, c'est peu.

M.R : Cette proportion est petite. La solution au problème du chômage, il faut la chercher en tout cas dans les secteurs où le travail offert n'intéresse pas beaucoup ceux qui le font. Ce que je crois profondément, c'est qu'il faut une immense boîte à outils, d'outils contre le chômage. Il les faut tous ! Mais le plus gros touchera la réduction du temps de travail. Simplement, il n'y a pas de recette unique, je tiens à le dire avant qu'on détaille sur le temps de travail. Nous avons encore un système d'impôts qui encourage à mécaniser et à automatiser et qui décourage l'embauche. C'est vrai du calcul des bénéfices des sociétés. Concernant la T.V.A., c'est atypique. On peut déduire les frais d'achat de toutes les machines, mais on ne peut pas soustraire, par exemple, l'investissement que l'on met dans la formation de son personnel.

Il y a le 1% de taxe d'apprentissage sur les salaires.

M.R : C'est un peu de même nature, seulement la T.V.A. est de 19,60 % comme taux le plus fréquent. Si on pouvait déduire seulement la moitié des investissements machine et qu'on divisait le quart les charges sociales, je peux vous dire que l'on aurait moins de chômeurs. On peut toujours faire mieux en matière de formation professionnelle et de préparation au métier que l'on va avoir à exercer. On ne peut pas demander à l'école de prévoir la vitesse à laquelle les métiers changent. C'est aux entreprises de s'en charger en partie. Mais enfin, on peut faire mieux que ce que l'on fait aujourd'hui. Il y a aussi dans l'organisation même des A.N.P.E., de l'A.F.P.A, et dans tout le marché du travail, des organismes trop nombreux et mal connectés entre eux. Tout ceci, c'est presque du détail. Ce qu'il faut, c'est réduire la durée du travail afin d'en offrir à tout le monde.

Votre grande idée est d'alléger les cotisations à hauteur de 32h par semaine et de pénaliser ceux qui feront 39h par semaine, afin d'inciter les entreprises à partager le travail. Est-ce une mesure qui pourrait s'enclencher rapidement dans la pratique ?

M.R : Oui ! Une fois que le système serait mis au point dans son détail, il faut faire voter une loi. Il y en a pour un trimestre. Il faut que le gouvernement et une majorité au Parlement soient d'accord. Je n'ai plus à mon service les bureaux d'études, les ordinateurs, les administrations. J'ai travaillé avec ma petite calculette comme vous pourriez le faire vous-même. Je n'ai pas assez de moyens pour définir dans son détail un système qui aura des complexités, puisqu'il s'agît de 15 à 16 millions de salariés qui vont être concernés. L'économie française est épouvantablement diverse, tout cela est compliqué. Je fais des suggestions. Je décris la nature du système. Je pense, après avoir écrit ce livre, que le seuil du changement du calcul des cotisations sociales, il vaudrait mieux le mettre à 30h plutôt qu'à 32h.

Et concernant la pénalisation sur les 39h ?

M.R : Augmenter ne veut pas dire nécessairement pénaliser. L'esprit du calcul c'est : employeurs et salariés payent des cotisations pour la maladie, l'accident du travail, les allocations familiales, la retraite et l'assurance-chômage qui sont en train d'être fiscalisées; le taux de cotisation est le même pour tout le monde.

Environ 54% du salaire brut ?

M.R : Pas tout à fait… Je ne propose que les 30 premières heures par semaine d'un salarié, qualifié ou non. On ne met pas de barrière car on ne sait pas si la personne est qualifiée ou non et puis on peut évoluer dans la vie. Il ne faut donc pas modifier la vie fiscale de l'entreprise au fur et à mesure que le personnel se qualifie. Ça serait de la bureaucratie ! Je suis plutôt contre. Qu'est-ce qui nous empêche de diviser par deux le taux des cotisations des 30 premières heures de travail par semaine ?… Et, au-dessus de 30h, de le multiplier de 2,4 ou 2,5%, pour arriver au résultat que, dans une entreprise où après publication de cette nouvelle tarification, on ne changerait ni les effectifs, ni la durée du travail afin que la dette des cotisations sociales soit la même. Il ne s'agit pas d'augmenter pour pénaliser.

Est-ce que cela sous-entend que les entreprises décident elles-mêmes des 30h-39h par semaine ?

M.R : Oui ! Après négociation au sein de l'entreprise… Liberté d'activité ! La bureaucratie, c'est partout l'ennemi. Ce qui marche bien, c'est quand les gens se mettent d'accord entre eux. Ainsi, dès qu'une entreprise passe de 38h et demie (moyenne actuelle) à 35h, elle fait une grosse économie. L'entreprise peut dire aux syndicalistes : l'économie, ce n'est pas pour ma poche, c'est pour compenser la perte de salaire. S'il n'y a pas ce compromis, le salarié n'acceptera pas de baisser ses heures de travail. On peut donc compenser à 100% et avoir peu de rab pour embaucher des nouveaux.

Le problème, c'est que les entreprises préfèreront bloquer cette économie dans des SICAV comme cela se pratique actuellement.

M.R : Dans le système que je propose, pas nécessairement, parce que la loi ne crée pas l'obligation de baisser la durée du travail. Ceci ne peut se faire qu'avec l'accord des salariés si, bien entendu, le salaire est conservé. L'entreprise ne peut pas mettre plus d'argent, la compétition est trop dure. On ne veut pas la surcharger. C'est bien là le problème… L'entreprise passe donc de 38h et demie à 35h. Elle va être obligée de payer en salaire 38h et demie pour 35h de travail effectif. Mais l'employeur gagne suffisamment, en ayant moins de cotisations sociales, pour compenser les payes à ce niveau. La masse des payes à la charge de l'entreprise a donc un peu baissé, il reste assez pour embaucher.

La baisse de la durée du travail risque de demander une réorganisation au sein de l'entreprise.

M.R : Oui ! Mais on y gagne en productivité, car cela permet de faire tourner les machines plus longtemps. On évite l'absentéisme car sur des postes de travail moins lourds, le salarié est moins fatigué. Comme l'horaire est réduit, vous avez moins de difficultés à le distribuer sur une plage horaire plus grande.

Avez-vous un exemple d'entreprise qui va dans ce sens ?

M.R : Oui ! La Redoute, qui était une entreprise plutôt dure sur les relations sociales, a fait une chose assez exemplaire. L'entreprise travaillait 5 jours par semaine et n'était pas loin des 40h. Tout le monde est passé à 32h, y compris les cadres. Ils travaillent 4 jours par semaine, répartis comme ils veulent. Mais les horaires sont distribués de manière telle que La Redoute est passée de cinq jours à cinq jours et demi. Et du coup, le délai moyen de réponse à un client n'est plus de 48h, mais de 24h. L'entreprise tourne mieux. Il y a eu de l'embauche après une réorganisation, il n'y a plus de menace de licenciements. Les salariés sont plus rassurés. On y gagne en productivité; c'est un exemple intéressant, car La Redoute n'est pas une entreprise philanthropique.

30h par semaine c'est cool… Mais la crainte immédiate est la baisse de salaire.

M.R : Je suis tellement convaincu que, c'est cette crainte de la baisse de salaire qui rend impossible la diffusion suffisante de la loi sur la réduction du temps de travail et, par conséquent, encourage le chômage aujourd'hui, que j'organise un système pour l'éviter.

Pour s'en tirer avec 30h par semaine de travail au SMIC, ne faut-il pas faire de nouveaux aménagements côté logement ? Je pense en particulier à ces fameux loyers 1948 qu'on devrait amplifier et non supprimer.

M.R : Je ne dis pas non. Mais on change de conversation. Puisque mon système fait que le salaire reste inchangé, même à 30h, la situation des bas salaires n'est donc pas aggravée.

Personnellement, je connais des gens qui gagnent le SMIC et sont incapables d'assumer un loyer. Le prix du loyer n'est-il pas trop élevé pour les bas salaires ?

M.R : Le problème du logement est terrible et je m'y suis heurté quand j'étais Premier ministre. J'ai beaucoup augmenté les dotations pour les P.A.P. (Prêt Accession à la Propriété) et les P.L.A. (Prêt Locatif Aidé); cela ne suffit pas.  Il y a deux secteurs, l'un aidé par l'Etat, l'autre complètement privé. Le secteur social est très coûteux, les subventions de l'Etat pour construire sont considérables, car l'Etat paye la différence entre le prix bas et celui du marché immobilier qui ne fait pas de cadeau.

O.K. mais il y a de nombreux logements vides.

M.R : Si les appartements sont vides, c'est que les propriétaires ne veulent pas louer, il faut comprendre pourquoi. Une chose qu'il faut savoir, c'est que, sur une longue période et jusqu'il y a quatre ou cinq mois, les taux d'intérêt dans le monde étaient beaucoup trop élevés. Un logement en gros coûte cinq ans de salaire. Ce sont des sommes gigantesques. On ne peut construire qu'en empruntant beaucoup. Quand le taux d'intérêt, défalqué de l'inflation, dépasse 2%, on ne peut pratiquement pas construire. La France est loin de construire assez. On devrait réaliser 150 000 à 200 000 logements, peut-être plus, par an. On ne peut pas, car ils sont trop chers. Ainsi nous avons 1,5 million de logements H.L.M. pour des personnes qui méritent d'être aidées car elles ont un pouvoir d'achat trop faible. Le plus souvent, cette aide concerne un jeune ménage entrant en H.L.M., du moins quand il y arrive. Et vous allez voir pourquoi ! Au départ, son revenu est faible, il mérite donc qu'on l'aide. Une fois qu'il n'a plus besoin de ce coup de pouce, il devrait aller dans un logement privé, et là, il y n'en a pas. Il va donc rester en H.L.M. Le drame du logement, Monsieur, et il n'y a pas beaucoup de monde pour le savoir et le dire comme ça : "une centaine de milliers de familles ne devrait pas être en H.L.M." Malheureusement, la construction libre n'a pas été faite pour ces gens-là, à cause de ces fameux taux d'intérêt. Cela veut dire que plus on construit de logements sociaux, plus ils sont accaparés par des gens qui n'en ont pas besoin. Il faudrait donc faire sortir ces gens-là, c'est pratiquement impossible.

Toujours à cause de ces taux d'intérêt trop élevés qui freinent la construction

M.R : Oui ! Et depuis 30 ans… Les taux d'intérêt ont baissé jusqu'à 3%. Est-ce suffisant ? Historiquement, c'est du jamais vu. C'est une chance pour nous et assurément grâce à la politique du franc stable. On n'enseigne pas assez l'économie et j'admets que c'est compliqué. C'est comme une voiture, on accepte de la piloter sans savoir ce qui se passe avec le carburateur, les bougies, les soupapes, etc. On n'y connaît rien et on l'avoue ! L'économie c'est nettement plus complexe. Mais on n'accepte pas de le savoir. Tout le monde raconte n'importe quoi, c'est très ennuyeux. Maintenant, on va pouvoir observer une relance des logements privés car les taux d'intérêts sont attractifs. Si c'est vrai, on devrait donc pouvoir, d'ici deux à trois ans peut-être, dégager plusieurs centaines de mille de familles des logements sociaux. Et par conséquent, cela redonnera du sens de construire des logements.

Vous êtes pour le partage du travail tout en étant hostile au temps partiel. Trouvez-moi l'erreur.

M.R : Le temps partiel, on ne le pense pas assez, a l'inconvénient d'être non choisi, imposé aux femmes, mais pas aux hommes. Il aggrave l'inégalité entre l'homme et la femme, cela n'est pas sain. Le temps partiel est une perte de salaire.

Vous expliquez dans votre livre que le temps partiel favorise la précarité et entraîne la personne dans un engrenage qui ne lui permettra pas de retrouver un boulot à 39h par semaine.

M.R : En cas de problème familial (perte d'emploi, accident), il faudrait un dispositif instantané qui permette à la personne de revenir à un emploi à plein temps. C'est impossible, à cause de l'organisation du travail en entreprise. Je ne suis pas contre le temps partiel, mais je ne le privilégie pas. Il y a déjà trop de femmes victimes du chômage, notamment chez les jeunes. Il faut arriver à un système de partage du travail qui permettra de préserver les petits et moyens salaires.

Les heures supplémentaires sont un bon outil de chantage patronal, soit c'est : vous bossez plus, sinon au placard pour la promotion; soit, vous êtes irremplaçable et alors on vous surcharge de travail. Allez, au boulot !

M.R : Votre diagnostic est exact ! Il faudrait aussi ajouter que la somme des heures supplémentaires dans l'économie française équivaut à 400 000 emplois, c'est énorme. Mais elle répond à deux besoins. L'un est celui de l'entreprise, quand une commande importante arrive. Et l'autre, celui du personnel qui accepte suite à un besoin d'argent, puisqu'il ne le fait pas pour le plaisir. On ne peut donc pas nier cette évidence. Il est donc impensable de les interdire par une loi. Mais mon système les pénalise, ainsi, au-delà des 39h par semaine, l'entreprise paiera un peu plus cher. Les entrepreneurs verront à la longue que c'est anti-économique. Il vaut mieux accélérer la vitesse de formation de nouvelles recrues capables de remplacer des personnes qui effectuent des heures supplémentaires dans des travaux qualifiés.

Il me paraît difficile de faire admettre cela aux entreprises, car elles préfèrent payer des heures sup' qu'embaucher.

M.R : Il ne faut pas philosopher, mais tarifer pour que cela bouge.

L'Etat se désengage de plus en plus et sous-traite les problèmes quotidiens du citoyen par le biais du monde associatif. Faut-il continuer cet abandon des responsabilités qui, paradoxalement, est source d'emplois ?

M.R : Dans ce que vous venez de dire, il y a dans la question un élément de jugement sur la réponse. Il vaudrait mieux séparer les deux. Ah ! Ah ! Ah ! Il y a des tâches que l'Etat encourage le monde associatif à faire, car il ne les fait pas lui-même et elles sont subventionnées. Le plus souvent, ce n'est pas un désengagement, mais c'est le constat de missions nouvelles que l'Etat n'avait jamais réalisées auparavant. Cette situation n'est pas une fuite en avant puisque l'Etat subventionne ces opérations. Je pense que c'est une bonne évolution pour une quantité de raisons. La première raison : L'Etat ne peut travailler que dans des règles strictes. Il a donc du mal à s'adapter à toutes les situations qu'il rencontre. Les fonctionnaires de l'Etat sont payés pour appliquer des règles et, éventuellement verser des allocations, dans des conditions très strictes des droits.

En clair, l'appareil de l'Etat  n'est pas qualifié pour apporter des réponses précises.

M.R : On passe d'une aide sociale, au fond, descendante, il y a des pauvres, on leur donne des allocations, mais à eux de faire la preuve de leur pauvreté en venant au guichet, à une aide ascendante : vous êtes dans la merde, je vous connais, j'habite dans le même quartier que vous et je m'occupe d'une association, on va voir ce que l'on peut faire. Ma conviction, c'est que l'Etat ne saurait pas faire. Vous savez que c'est moi qui ai inventé la loi sur le R.M.I. Il est mis dans la loi que l'aide à l'insertion ne sera pas faite par l'Etat lui-même. Elle sera subventionnée et des associations s'en occuperont. L'individu qui vit dans ses cartons et qui a tout perdu, il faut commencer par lui faire rencontrer des personnes et qu'il s'efforce d'avoir des horaires fixes. La première fois qu'une personne, qui vit dans la marginalité, se présente devant un président de club de sport en vue d'une réinsertion, on lui dit : "vous ferez un bon animateur sportif pour surveiller les matches". Le marginal, dans sa jeunesse, avait fait du sport. Il faut peut-être lui prêter un rasoir avant d'aller à l'entretien. Vous n'allez pas écrire dans un décret que le rôle d'un fonctionnaire, c'est de prêter un rasoir.

Le monde associatif est donc plus humain, plus proche du terrain ?

M.R. : Oui ! Pour des raisons de proximité. L'association qui reçoit une somme d'argent dont elle maîtrise l'usage pourra payer un rasoir, une bouffe, un stage de formation… Et puis, l'association rendra des comptes. Mais si vous faites travailler un million de fonctionnaires d'Etat en leur donnant toute latitude pour l'usage de l'argent, vous comptez tout de suite en milliards et vous ne savez plus où ça va. Le monde associatif, c'est plutôt bon car c'est créateur d'emplois.

A votre avis, combien de personnes ne peuvent-elles pas consommer ?

M.R. : Le rythme de l'expansion dépend du fait que les gens achètent. Les entreprises produisent si elles sont sûres de pouvoir vendre honorablement. Elles ne prennent pas le pari d'avoir des stocks énormes. Les grands rythmes d'échange sont mondiaux. Ceci dépend des taux d'intérêt, de l'équilibre budgétaire des grands pays comme les Etats-Unis, l'Allemagne, le Japon, etc. Nous sommes au quatrième rang. On ne peut pas décider tout seul, chez nous, même si on peut prendre une petite part. Le plus grave, c'est que nous avons trois millions de chômeurs qui sont indemnisés, mais insuffisamment. Ils vivent très mal. Les fins de mois sont courtes, ce n'est pas une demande active pour changer un frigo ou une voiture. La consommation est au ralenti parmi cette population. Il faut ajouter : 1,1 million de Rmistes, 900 000 contrats-emploi-solidarité (C.E.S), 200 000 à 300 000 contrats d'initiative-emploi (C.I.E), 1,5 million d'emplois à durée déterminée (C.D.D), et pas loin d'un million de temps partiels non choisis et à mauvais salaire. Ainsi, vous avez 4 millions supplémentaires de personnes qui ne s'en sortent pas. Ainsi, sur une population de 24 millions de salariés, vous en avez déjà 7 millions, soit 30%, qui n'ont pas une demande de consommation active. La pauvreté, c'est en dessous de 3000 F. Un smicard a un salaire fixe, mais il est en situation de survie. Quand on a une telle population dans la gêne, la difficulté… C'est pour ça que je me bats pour que la réduction du temps de travail se fasse au moins à salaire préservé.

Le fait d'avoir des périodes ralenties (ponts, vacances) sur l'année, est-ce une méthode pour apprendre aux gens à gérer le temps libre ?

M.R. : Tout à fait ! Cela fait partie de l'apprentissage culturel, d'une vie où la part du travail rémunéré sera moindre. Mais comme la richesse continue à croître, grâce aux machines automatiques, je pense que l'on peut mieux faire partager cette richesse.

Vous avez lancé le R.M.I. en France. C'était une bonne idée de départ. Seulement, en 1997, il y a 1,1 million de personnes qui se retrouvent au septième sous-sol d'un parking. Si l'insertion c'est juste d'avoir un compte bancaire avec 2000 F par mois, on devient assisté. Comment remédier à cette situation banalisée ?

M.R. : En améliorant l'insertion, c'est tout un apprentissage.

Il n'y a pas d'insertion. Je vais vous expliquer pourquoi.

M.R. : Si, il y a tout de même 20% d'insertion.

En 1988, j'étais inscrit au R.M.I. Six mois plus tard, je recevais une convocation qui me demandait de trouver un stage pour me réinsérer. Maintenant, en 1997, je peux vous garantir qu'il n'y a plus de relance auprès des Rmistes. Il y en a même qui n'ont pas reçu un courrier depuis trois, quatre ans. Certes, paraît-il, il faut se déplacer. Mon opinion, c'est que l'Etat se contente de virer 2000 Francs (305 €) sur un compte bancaire, et s'en satisfait car la masse de Rmistes est devenue gigantesque.

M.R. : Au départ, j'ai conçu le R.M.I comme un dispositif temporaire destiné aux gens qui étaient au chômage.Le R.M.I. marche à condition que le chômage baisse un peu. Seulement, comme le chômage a augmenté, le R.M.I. est foutu parce qu'il est encombré. Point, terminé ! Je me bats surtout sur le chômage lui-même, c'est-à-dire l'offre d'emploi. Selon moi, la baisse de la durée du travail est la condition majeure pour dégager le R.M.I. qui reprendrait tout son sens.

Je reconnais tout de même que le R.M.I. dépanne les plus démunis et reste noble dans sa démarche.

M.R. : Le R.M.I. a été une invention totalement nouvelle. L'Etat, pour la première fois, donnait à des fonctionnaires en charge, de l'argent pour aider des personnes en difficulté prises individuellement. Seulement, on n'a pas assez de personnes pour s'occuper de la réinsertion par le biais des associations. Voilà la vérité ! On en manque. Le métier d'accompagnateur à l'insertion via l'association doit être formé pour avoir la compétence. C'est-à-dire avoir l'habitude de vivre dans des milieux populaires, connaître le droit en question et non pas le droit administratif, savoir le pouvoir relatif de la loi et du décret par rapport aux tribunaux, qu'il soit capable de construire des budgets. Ce sont des talents très variés, donc très différents.

Les banques n'ont jamais été entreprenantes pour prendre des risques face aux clients déshérités qui souhaitent monter une boîte. Quelque part, elles bloquent l'économie aux hommes, femmes qui veulent bouger, s'en sortir. Ne faudrait-il pas créer des "coopératives" qui étudieraient des facilités de prêts sur présentation de dossier ?

M.R. : C'est une bonne idée ! Cela s'appelle les banques de proximité. C'est très difficile à mettre en place car il faudrait remplacer la garantie bancaire sur les biens et mettre à la place la garantie bancaire sur la confiance. C'est assez nouveau ! Figurez-vous que cela existe un peu dans les pays du tiers-monde. Au Bangladesh, il y a la Grameen Bank (la banque des graines) qui est une aide de proximité à ceux qui n'ont pas d'argent. Ça marche à la confiance en solidarité mutuelle locale. C'est-à-dire, quand on veut créer une activité, l'aide est concertée par des villageois autour de l'entrepreneur. Ils font gaffe. Mais c'est un système qui fonctionne.

Depuis la publication de votre ouvrage (novembre 1996), planche-t-on au Parlement européen sur la réduction du temps de travail ?

M.R. : Oui ! Incontestablement, cela a permis d'avancer. Il se trouve que les lois à modifier sont de compétence française et non européenne. Au niveau européen, j'ai demandé que l'on fasse l'étude macro-économique plus complète avec des ordinateurs et des simulations. En France, on en parle beaucoup. Il y a la loi de Robien qui va dans ce sens et crée déjà des milliers d'emplois. Seulement, elle est moins ample,moins audacieuse que ce que je propose. Il y a une grosse discussion, à savoir que la loi de Robien coûte trop cher. Le débat a changé de nature, il est pris maintenant au sérieux.

Le parti socialiste tient-il compte de vos suggestions ? Vous donnez l'impression d'être en retrait de votre parti.

M.R. : Non ! Je suis plutôt en avance qu'en retrait. Le parti socialiste a adopté le principe de pousser vers une baisse du temps de travail assez massive à salaire préservé, du moins pour les petits revenus. On n'a pas inclus dans le programme électoral, ce système qui est tout de même compliqué. Mais, au parti socialiste, tout le monde à l'idée en tête que quand il faudra passer à l'acte, c'est comme ça que l'on fera. Il n'y a pas d'autres moyens pour vaincre le chômage.

Entretien publié dans l’hebdomadaire “Média Pub” le 27 mars 1997.

En 1997, Michel Rocard était un peu en retrait de la vie politique, malgré son mandat de député européen. En à peine quinze jours, j'obtiens le rencard. Alors que des personnalités de la télévision vous allongent votre note de téléphone sans pour autant vous permettre d'arriver à vos fins. Au départ, son service de presse m'avait accordé vingt minutes d'entretien. Il dura quarante minutes environ. Depuis que je fais des interviews à ce jour, je ne me suis jamais autocensuré. Sauf, dans le cas de cet entretien où j'impliquais ma situation sociale. Je suis sorti de mes gonds quand Michel Rocard me soutenait que l'insertion des Rmistes est une réalité. Je lui ai avoué qu'il était en face d'un Rmiste récidiviste. Il en fut très surpris. Je lui racontai personnellement mon parcours. Celui de quelqu'un qui a créé une entreprise (Megacom-ik). Le chiffre d'affaire depuis des années, étant si faible qu'aucun salaire ne peut être dégagé. Situation qui m'amène en 1991, à me réinscrire au R.M.I.

***

Michel Rocard m'interpelle :

« - M.Phil Marso vous allez tout de même être payé pour cette interview ?

- Non !

- Comment-çà ?

 - Si vous préférez, mon entreprise "Megacom-ik" va facturer l'interview à Média Pub.

- Et alors ?

- La somme sera versée sur le compte de ma société. Mais, je ne toucherais rien dessus directement puisque je ne fais pas assez  de rentrée d'argent, ne serait-ce pour assumer les  frais de fonctionnement de mon entreprise ».

Rocard eut alors cette phrase révélatrice des hommes politiques qui n'ont plus la réalité du terrain.

« - M.Phil Marso ce que vous me racontez-là, c'est le début de la réinsertion».

Après cette révélation, l'entretien fut plus froid. Michel Rocard s'attendait à rencontrer un journaliste n'ayant pas de soucis financiers. Le vrai scoop était là ! Mais, mon rédacteur en chef  m'a conseillé de ne pas divulguer dans l'interview ma vraie situation sociale.

Michel Rocard ne m'a pas demandé de lire l'interview avant publication, ce qui est une attitude très rare, paraît-il, dans le monde politique.

***

L’AFP fera une dépêche le 26 mars 1997 à 15h31 en oubliant de me citer. Le Canard Enchaîné confirmera mon scoop par cette phrase :

« Un responsable politique s’exprimant dans la presse gratuite, c’est une grande première ».

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